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Le blasphème

  • arborescence17
  • 3 nov. 2020
  • 8 min de lecture

Par Ilya Pavlovitch Golovtchenko


Après l’assassinat de Samuel Paty, un enseignant qui avait présenté à ses élèves les caricatures du prophète Mohamet publiées par « Charlie Hebdo », le mouvement de boycott s’est engagé contre les produits français dans plusieurs pays musulmans1.


La liberté d’expression a été décrite par Voltaire au siècle des lumières comme étant un « droit de tout homme libre, dont on ne saurait le priver sans exercer la tyrannie la plus odieuse »2. Toute société démocratique se doit de protéger la liberté d’expression. Chaque homme est libre de s’informer, de communiquer avec autrui et, parfois, de convaincre autrui. La liberté d’expression est un moyen de se forger une opinion et d’avoir une pensée éclairée. La France demeure aujourd’hui un pays exemplaire qui protège la liberté d’expression et il paraît injuste de punir la France pour sa garantie des droits fondamentaux. La France est l’un des seuls pays au monde qui garantit la liberté d’expression au sens large. Dans ce sens, le blasphème qui reste prohibé dans la majorité des pays étrangers, est toléré par le droit français.


Issu du terme « blasphemia » qui se traduit par une parole impie, le blasphème se définit par une parole ou un discours, qui insulte violemment la divinité, la religion, quelqu’un ou quelque chose de respectable3. La définition étymologique du blasphème paraît claire et souple, mais sa représentation historique est assez complexe. Le blasphème existait bien avant l’apparition des religions monothéistes. En effet, le blasphème était déjà présent dans l’Antiquité grecque puisqu’on le retrouve dans certains textes de Platon. Suite à l’apparition des religions monothéistes, chacune d’entre elles a interprété le blasphème de manière différente. Chez les hébreux, le blasphème est puni de mort parce que Moïse a annoncé aux enfants d’Israël « qui blasphème le nom de Yahvé devra mourir, toute la communauté le lapidera. qu’il soit étranger ou citoyen, il mourra s’il blasphème le nom »4. Les hébreux voyaient le blasphème comme un crime justifiant la peine de mort. En revanche, les chrétiens sont moins sévères que les juifs. D’abord, le Christ lui-même fut accusé de tenir des propos blasphématoires et ensuite, le blasphème chez les chrétiens est plus souvent considéré comme un péché dont il faut s’amender plutôt que comme un crime qu’il faut punir de mort. Par ailleurs, au Moyen-âge, c’est bien souvent la législation civile et non la législation canonique qui condamnait le plus sévèrement le blasphème5. Chez les musulmans, la notion de blasphème n’a pas d’équivalent. Il s’agit plutôt d’apostasie (riddat), qui ne concerne que le musulman qui renie sa foi6. Ainsi, la représentation de Dieu et celle du prophète est interdite mais elle concerne uniquement le musulman et non pas le non musulman. De plus, l’interdiction de la représentation relève du principe de précaution. Plus précisément, l’islam est une religion aniconique et toute représentation est similaire à l’idolaterie. Cependant, ces représentations ont déjà existé dans la miniature persane des XIVe-XVIe siècle ou dans l’enluminure des sultans en Inde7. Suite à la montée du fondamentalisme dans les pays musulmans par le wahhabisme à la fin du XVIIIe siècle, cette tradition a été abandonnée. Les frères musulmans en Égypte ont repris la doctrine fondamentaliste et aujourd’hui, dans les pays du Moyen-Orient et d’Afrique du Nord, les lois sanctionnent le blasphème. Les sanctions dans ces derniers pays peuvent aller jusqu’à la peine de mort8.


La question qui mérite d’être posée est la suivante. Comment la notion du blasphème est juridiquement encadré en droit français ?

Au vue des événements récents déclenchés par le blasphème du journal satirique « Charlie Hebdo », il est essentiel de répondre à cette question pour voir si cette notion entre dans le cadre d’application de la liberté d’expression.


La notion du blasphème a toujours été au coeur des polémiques (1) mais son régime juridique demeure souple (2).


1. Le blasphème : une notion au coeur des polémiques


La polémique autour de la notion du blasphème existe en raison de son insaisissabilité en droit (1.1). La notion du blasphème est plus politique que juridique (1.2).


1.1 Une notion insaisissable en droit


Après la Révolution française, le Code pénal adopté le 25 septembre 1791 abolit expressément un certain nombre d’infractions tenues pour « imaginaires » dont les crimes d’hérésie, de lèse-majesté et du blasphème9. La France a été le premier pays dans le monde à abolir ces infractions, alors que dans les autres pays voisins le blasphème demeure plus ou moins en vigueur jusqu’à la fin du XXe siècle. La Révolution française a évolué le droit et la France est devenue un modèle juridique. Cependant, les autres pays européens ont suivi le modèle français et ont commencé à abandonner délit du blasphème à leur tour. En revanche, tous les pays européens n’ont pas abandonné ce type de délit. Les pays européens répressifs du blasphème sont le Portugal, le Luxembourg, la Grèce, l’Allemagne, l’Espagne, la Finlande, l’Italie, la Pologne et l’Irlande10.


Aujourd’hui, les pays européens ne sont pas d’accord entre eux sur la répression du blasphème. Dans ce sens, la Cour européenne des droits de l’homme, dès 1994, laisse aux États-membres du Conseil de l’Europe une large marge d’appréciation de la notion du blasphème. La Cour décide désormais que l’existence d’une incrimination de blasphème n’est pas elle-même contraire à la Convention européenne des droits de l’homme (CEDH)11. Cette absence du consensus et la diversité des formes possibles du blasphème rendent délicate la comparaison de différentes législations12. En conséquence, la notion du blasphème reste insaisissable.


1.2 Une notion purement politique


Le blasphème a été aboli depuis la Révolution française. De plus, depuis 1905 la France est devenue une République laïque dans le sens où l’État n’intervient plus dans les affaires de l’église et ne lui attribue aucun soutien financier. Inversement, l’église n’intervient pas non plus dans les affaires de l’État. Dans l’optique de cette séparation de l’église de l’État, il est impossible de parler du délit de blasphème. Cependant, l’idée du délit de blasphème demeure ancré dans les mentalités et resurgit assez souvent. Pour exemple, en 1972 la loi Pleven a introduit la notion de « délit de provocation à la discrimination, à la haine ou à la violence » et a favorisé le retour du délit de blasphème13.


L’État français reste perdu car il est obligé de osciller entre la réaffirmation de la liberté d’expression et le respect des croyances religieuses de chacun dans un contexte international favorisant les replis communautaristes et l’émergence d’intégrismes de toutes confessions, y compris laïques14. À chaque provocation blasphématoire, notamment par le journal satyrique « Charlie Hebdo » ou par les internautes sur les réseaux sociaux15, le débat devient violent.


La notion du blasphème est donc plus une notion politique que juridique, mais son régime juridique reste souple.


2. Le blasphème : la souplesse du régime juridique


En France, le blasphème est mis en œuvre dans le cadre de la liberté d’expression (2.1). En absence de textes juridiques réprimant le blasphème, il n’y a donc aucune sanction possible (2.2)


2.1 La mise en œuvre du blasphème dans le cadre de la liberté d’expression


La liberté d’expression est reconnue sur les plan constitutionnel, national, conventionnel et international. S’agissant d’abord du plan constitutionnel, l’article 11 de la DDHC prévoit que « la libre communication des pensées et des opinions est un des droits les plus précieux de l’homme ; tout homme peut donc parler, écrire, imprimer librement ». S’agissant ensuite du plan national, la loi du 29 juillet 1991 sur la liberté de presse ainsi que la loi du 30 septembre 1986 encadrent la liberté d’expression dans le cadre de la communication au public par la voie de presse (loi de 1881) et par la voie électronique (loi de 1986). S’agissant ensuite du plan conventionnel et international, la liberté d’expression et d’opinion est garantie par l’article 10 de la Convention européenne de sauvegarde des droits de l’homme et du citoyen (CESDH). De plus, l’article 19 du Pacte international des droits civils et politiques garantit également la liberté d’expression.


Toutefois, la liberté d’expression rencontre des limites. Dans ce sens, sur le plan constitutionnel, l’article 11 de la DDHC prévoit que la liberté d’expression est limitée « dans le cadre déterminé par la loi ». De même sur le plan conventionnel, l’article 10§2 de la CESDH précise que la liberté d’expression est limitée dans les cas où celle-ci va à l’encontre de « l’intégrité territoriale ou à la sécurité publique, à la défense de l’ordre et à la prévention du crime, à la protection de la santé ou de la morale, à la protection ou des droits d’autrui ». La législation d’un État-membre du Conseil de l’Europe peut ainsi « empêcher la divulgation d’informations confidentielles ou pour garantir l’autorité du pouvoir judiciaire »16. Il est donc nécessaire de se demander si le blasphème peut entrer dans les cas des limites de la liberté d’expression.


2.1 L’absence de sanctions du délit du blasphème


A titre de rappel, les États-membres du Conseil de l’Europe sont libres d’apprécier la notion du blasphème. Ils sont donc libres de fixer les sanctions du délit de blasphème dans la législation de leur pays tant que ces sanctions ne vont pas à l’encontre des principes garantis par la CESDH tels que le droit à la vie et la dignité humaine. En général, dans un pays laïc il n’y a pas de sanctions prévues pour le délit du blasphème. La Cour européenne des droits de l’homme opère à une conciliation entre la liberté d’expression et la liberté de religion en laissant le plus de « marge de manoeuvre » possible aux États-membres du Conseil de l’Europe. À titre d’exemple, la Cour a validé la condamnation par la Turquie de l’auteur d’un roman critiquant l’islam au motif qu’il constituait une « attaque injurieuse contre la personne du prophète de l’islam »17.


En France, le blasphème n’est pas sanctionné mais le juge peut sanctionner une injure contre un groupe de personnes en raison de leur croyance. Dans cette optique, dans une décision du 22 mars 2007, le TGI de Paris a relaxé le directeur de publication du journal satyrique « Charlie Hebdo » du chef d’accusation en estimant que les dessins qui présentaient des caractères blasphématoires n’assimilaient en aucune façon les musulmans aux terroristes et n’avaient pas pour but d’offenser l’ensemble des musulmans18. En revanche, la Cour de cassation a estimé que les propos tenus par Dieudonné, à savoir que « les juifs, c’est une secte, c’est une escroquerie » ne relevaient pas de la liberté d’expression et constituaient une injure visant un groupe de personnes en raison de son origine19. Le juge a un libre pouvoir d’appréciation pour caractériser un propos de blasphème ou d’une injure ou d’une diffamation.


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1 Pierre Lellouche, « La mort atroce de Samuel Paty ne leur suffisait donc pas », Marianne, 31 octobre 2020 : www.mariane.net

2 François Marie Arouet de Voltaire, Oeuvres complètes, Garnier frères, Paris, 1879, p. 418

3 dictionnaire Le petit Larousse illustré, Larousse, Paris, 2007, p. 120

4 Michel Winock, Jacques de Saint Victor : « Le blasphème est essentiellement une infraction politique », L’histoire, 12 juille t2016 : www.lhistoire.fr

5 Ibid.,

6 Gilles Donada, Que dit l’islam du blasphème ? LaCroix, 21 janvier 2015 : www.croire.la-croix.com

7 Ibid.,

8 Ibid.,

9 Mariam Magarditchan, Le blasphème Un délit politique plus que religieux, Hérodote, 30 octobre 2020 : www.herodote.net

10 Blasphémer en Europe : www.msha.fr

11 CEDH, 20 septembre 1994, Otto-Preminger-Institut c/ Autriche, Requête n° 13470/87, § 50

12 Étude de législation comparée n° 262-janvier 2016-La répression du blasphème , Sénat : www.senat.fr

13 Cécile Martini, Jacques de Saint Victor, Blasphème. Brève histoire d’un « crime imaginaire », Revue projet 2017/1, N° 356, pp. 92 à 93

14Ibid.,

15 Cf l’affaire Mila, une adolescente qui s’est fait harcelée en ligne à cause de ses propos blasphématoires sur l’islam

16 Art. 10§2 de la CESDH

17 CEDH, 13 septembre 2005, I.1 c/ Turquie, requête n° 42571/98

18 TGI de Paris, 22 mars 2007, n° 0630218076

19 Cass. ass.plén., 16 février 2007, n° 06-81.785, Bull

 
 
 

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